Emil, Hans, et le « lyrisme de la souffrance »
Aujourd’hui j’ai poursuivi ma lecture de Cioran face à un océan toujours aussi calme. Sur les Cimes du désespoir, c’est le titre de ce premier livre du philosophe Roumain.
C’est assez agréable de lire les écrits du jeune Emil, et surtout, il me rappelle tout un tas de choses que j’avais à vrai dire un peu oubliées ces derniers temps.
Oui, parce que cette transition m’a menée vers de nouveaux chemins : ceux de la vie, de l’instant présent, de la joie d’exister, simplement, sans trop penser au pourquoi du comment. Vous devez vous dire qu’il n’y a pas de mal à ça. Vous avez bien raison.
Sauf qu’en fait, mon équilibre vital fonctionne en partie sur l’alternance « vie en société » / « vie intérieure – créative ». Grâce à elle, qui a indirectement amené mon « exil », et à lui, dont la lecture me stimule, je me retrouve donc depuis hier soir dans cet état lyrique fécond, porteur de potentiel créatif. Merci à eux deux donc.
Pas plus de mots de ma part, je préfère laisse lui laisser la parole pour ce soir, et vous laisser apprécier l’intérêt de ce maître à penser :
« Il est dangereux de contenir une énergie explosive, car le moment peut venir où l’on n’aura plus la force de la maîtriser. L’effondrement alors naîtra d’un trop plein. Il existe des états et des obsessions avec lesquels on ne saurait ivre. Le salut ne consistent-il pas dès lors à les avouer ? (…) Le lyrisme représente un élan de dispersion de la subjectivité, car il indique, dans l’individu, une effervescence incoercible qui prétend sans cesse à l’expression. Ce besoin d’extériorisation est d’autant plus urgent que le lyrisme est intérieur, profond et concentré. Pourquoi l’homme devient-il lyrique dans la souffrance et dans l’amour ? Parce que ces deux états, bien que différents par leur nature et leur orientation, surgissent du tréfonds de l’être, du centre substantiel de la subjectivité, en quelque manière. On devient lyrique dès lors que la vie à l’intérieur de soi palpite à un rythme essentiel. Ce que nous avons d’unique et de spécifique s’accomplit dans une forme si expressive que l’individuel s’élève au plan de l’universel.
(…)
Certains ne deviennent lyriques que dans les moments décisifs de leur existence ; pour d’autres, ce n’est qu’à l’instant de l’agonie, où tout le passé s’actualise et déferle sur eux comme un torrent. Mais, dans la majorité des cas, l’explosion lyrique surgit à la suite d’expériences essentielles, lorsque l’agitation du fond intime de l’être atteint au paroxysme. Ainsi, une fois prisonniers de l’amour, des esprits enclins à l’objectivité et à l’impersonnalité, étrangers à eux-mêmes comme aux réalités profondes, éprouvent un sentiment qui mobilise toutes leurs ressources personnelles. Le fait qu’à peut d’exceptions près, tous les hommes fassent de la poésie lorsqu’ils sont amoureux montre bien que la pensée conceptuelle ne suffit pas à exprimer l’infinité intérieure ; seule une matière fluide et irrationnelle est capable d’offrir au lyrisme une objectivisation appropriée. Ignorant de ce qu’on cache en soi-même comme de ce que cache le monde, on est subitement saisi par l’expérience de la souffrance et transporté dans une région infiniment compliquée, d’une vertigineuse subjectivité. Le lyrisme de la souffrance accomplit une purification intérieure où les plaies ne sont plus de simples manifestations externes sans implications profondes, mais participent à la substance même de l’être. Il est un chant du sang, de la chair et des nerfs.
(…)
L’état lyrique est au-delà des formes et des systèmes : une fluidité, un écoulement intérieur mêlent en un même élan, comme en une convergence idéale, tous les éléments de la vie de l’esprit pour créer un rythme intense et parfait. Comparé au raffinement d’une culture ankylosée qui, prisonnière des cadres et des formes, déguise toutes choses, le lyrisme est une expression barbare : sa véritable valeur consiste, précisément, à n’être que sang, sincérité et flammes. »
Ps pour Souen : Outre son premier ouvrage, Sur les cimes du désespoir (à lire puisque, comme toute première création, il contient en germe toutes les idées de son auteur, avec la fraîcheur de la jeunesse en plus), je te conseille, en vrac, Syllogismes de l’amertume, La Tentation d’exister, De l’inconvénient d’être né, Ecartèlement et Ébauches de vertige. Ses Entretiens parus en 1995 sont également passionnants et approfondissent encore sa pensée, une fois que tu te seras familiarisé avec celle-ci (et si ça te plaît !).
Déçue ? Tu ne veux qu’un seul titre ? Alors je dirais, puisqu’il faut en choisir un, De l’inconvénient d’être né.
Hé, molo sur Cioran babe, faut quand même être prudent avec ce genre de lecture !
Et puis arrête un peu de parler « d’elle », je vais finir par croire que tu le fait exprès pour m’énerver, depuis que j’ai l’adresse de ton blog !
merci ^^